Témoignage de Jean-Rodolphe Kars, Chapelains à Paray

Je m’appelle Jean-Rodolphe. Mes parents sont autrichiens, juifs tous les deux. Je suis né en 1947 en Inde, à Calcutta. Mes parents ont dû s’y réfugier en 1938 à cause des persécutions nazies. Ma sœur y est née aussi quelques années auparavant. Six mois après ma naissance, mes parents se sont établis en France. Ils ne voulaient pas retourner en Autriche. Je vis donc en France depuis l’âge d’un an[1]. J’ajouterai encore que je n’ai reçu aucune éducation religieuse juive. Mes parents ne pratiquaient pas, même le minimum. Nous ne fêtions pas le Shabbat. J’ai donc grandi dans une réelle indifférence religieuse. J’ai appris le piano dès l’âge de sept ans et me suis très vite spécialisé. Après avoir fait le Conservatoire de Paris, j’ai commencé en 1967, une carrière de pianiste concertiste international. Je voyageais beaucoup, faisais des tournées, donnais des concerts, participais à des émissions, enregistrais des disques. J’étais très engagé dans cette carrière quand Dieu est venu me chercher. C’était en juin 1976.

Avant de poursuivre ce témoignage, je dois ajouter une précision : ma sœur Hélène a été baptisée bien avant moi, en 1961. Elle a connu un cheminement beaucoup plus progressif que le mien. En fait elle est croyante depuis l’enfance[2]. Lorsqu’elle est entrée dans l’Eglise catholique, je dois dire que cela ne m’attirait pas du tout. Je n’avais aucun partage profond ─en tout cas pas sur ce sujet ─ avec elle. Je fuyais même un peu. Il faut savoir que le milieu musical est à la fois merveilleux en raison de ce que l’on y vit sur le plan artistique mais aussi terriblement blessé et blessant. Un milieu souvent très narcissique. Chacun y joue son rôle dans un monde imaginaire ; la mentalité n’est pas du tout chrétienne. On ne s’intéresse pas à l’Eglise. I1 y règne un certain mépris ambiant, une sorte de préjugé superficiel contre l’Eglise, ses institutions, sa doctrine, tout ce qui semble aller « contre la liberté ». Or l’artiste est un être assoiffé de liberté. Tout ce que dit l’Eglise, tout ce qu’elle présente comme exigences est souvent perçu par lui comme une agression.

Je baignais dans ce milieu-là et, sans être ultra agressif, je me souviens très bien de mon attitude négative à l’égard du clergé. Je me joignais volontiers aux concerts de critiques qui montaient chaque fois par exemple qu’un document pontifical relatif à la morale sortait. Je vivais en marge par rapport à l’Eglise et la conversion de ma sœur n’avait rien arrangé. J’en étais plutôt gêné.

Et voilà que nous arrivons en juin 1976. En pleine carrière musicale je vivais une situation personnelle affective extrêmement difficile dans laquelle d’autres personnes étaient impliquées. Pas d’issue possible. En sortir avec des moyens strictement humains aurait été payé au prix de dommages psychologiques considérables. J’étais donc, avec d’autres personnes, véritablement au creux de la vague. J’ai alors accepté de rencontrer, malgré mon allergie vis à vis de l’Eglise et de ce que je croyais comprendre de la religion chrétienne, un homme irlandais, laïc, père de famille, qui avait une responsabilité importante dans le Renouveau Charismatique en Angleterre. C’est par ma sœur que je l’ai connu car elle vivait à cette époque en Angleterre et fréquentait le Renouveau, particulièrement le groupe de prière dont cet homme était responsable. I1 m’a été présenté comme ayant un don de discernement, de compassion, de sagesse et un important ministère de guérison, de guérison intérieure : un don de comprendre et de lire dans les âmes, de lire la souffrance profonde, de comprendre clairement les situations.

A l’époque j’étais épuisé psychiquement et affectivement. C’est pourquoi j’étais prêt à le rencontrer comme j’aurais été prêt à écouter n’importe qui. Je voulais m’en sortir et réalisais que ma situation était sans issue. J’ai accepté de le rencontrer, ne sachant évidemment pas ce qui m’attendait…

De retour d’un pèlerinage du Renouveau à Lourdes, il vint chez moi, là où j’habitais, en banlieue parisienne. Nous avons parlé toute une après-midi ensemble. Je dois dire que personne ne m’avait auparavant parlé de Jésus de cette manière. Je ne croyais pas mais j’avais en face de moi un homme rayonnant de charité, d’humilité, de foi. I1 me parla de la foi, de ce qu’il avait vu, de miracles, de l’amour de Dieu, de sa présence dans nos vies. Il m’a donné son propre témoignage avec une extraordinaire liberté. Il ne cherchait nullement à me convaincre. Tout ce qu’il désirait était de mettre Jésus en avant. Il me semblait vivre sa foi comme les premiers chrétiens de l’Eglise primitive dont j’avais vaguement entendu parler. Il me donna l’impression d’être à la fois un apôtre ardent et un serviteur très humble, ne cherchant pas à convertir mais témoignant simplement. Je l’ai alors bombardé de questions, sur tout ce que j’avais contre l’Eglise : « Mais alors l’Eglise, dans cette période de l’histoire, qu’a-t-elle fait ? Et dans cette situation qu’a-t-elle fait ? Et pourquoi ceci ? Et pourquoi cela ? » A chaque question il avait une réponse extrêmement claire et incisive. Il ne niait pas mais remettait en place. Comme Jean Baptiste il aplanissait la route, écartait les obstacles, enlevait les pierres pour permettre à Jésus de passer. J’étais frappé par la justesse, la cohérence et l’intelligence à la fois simple et surnaturelle de ses réponses. Par sa charité et sa compréhension également. Très vite il comprend ma situation, m’en parle et, dans la soirée, me propose de prier avec lui. Je dis oui. Pas de révolte en moi. J’étais déjà très interpellé. A travers ces mots quelque chose en moi grandissait, commençait à se formuler, était en gestation. C’était radicalement nouveau et en même temps déjà mystérieusement « familier ».

J’accepte donc qu’il prie pour moi, comme on a l’habitude de prier dans le Renouveau c’est-à-dire en imposant les mains. Sur le moment, je ne sens rien de particulier. Plutôt indifférent mais paisible. Ce n’est que le soir même, ou plutôt pendant la nuit, que je fais une très forte expérience spirituelle. Je suis pris d’une angoisse brusque, absolument inexplicable. Pas une angoisse venant de l’intérieur mais une angoisse ressentie comme une agression extérieure. Cet homme m’avait aussi parlé de l’existence de forces occultes, des forces du mal, du démon, me disant qu’un combat spirituel se déroulait dans l’Histoire et dans chacune de nos histoires individuelles. A ce moment, j’ai pu en quelque sorte palper cette réalité. Je me sentais comme attaqué mais de l’extérieur ; comme si un poids pesait sur la maison où j’habitais. Je fus alors saisi d’une angoisse assez terrible. Je me suis mis à crier vers Dieu (au « conditionnel » car je ne croyais pas encore à proprement parler). Je dis : « Dieu, si vraiment tu existes et si c’est vrai tout ce que j’ai entendu sur toi cet après-midi, c’est le moment, interviens maintenant, arrache-moi à cette peur. » Instantanément, j’ai éprouvé une sensation indescriptible ─ en fait une sorte d’arrachement ─ un peu comme si je me trouvais dans l’ascenseur à grande vitesse d’un gratte-ciel qui démarre très vite et dans lequel on se sent soulevé, allégé. J’ai senti une très grande douceur. L’angoisse a instantanément disparu. La présence mauvaise partie. Seule la présence douce du Seigneur tout puissant demeurait. Ce fut là ma première expérience spirituelle et je me suis endormi.

Le lendemain je me réveillai avec la foi. J’avais fait l’expérience de Dieu. Les jours qui ont suivi, j’ai continué à prier avec cet ami irlandais et, simultanément, la situation que j’évoquais s’est mise à se résoudre de façon tout à fait étonnante. Les obstacles sont tombés les uns après les autres alors qu’ils étaient tout à fait insurmontables humainement. Une des personnes profondément et étroitement impliquée dans cette situation a été quelques jours après comme saisie par l’Esprit-Saint. Elle a vécu elle aussi une véritable effusion de l’Esprit qui l’a transformée et convertie. Cette conversion a d’ailleurs été le début d’une histoire de grâce, pour elle comme pour moi, un extraordinaire témoignage que je ne prolonge pas ici.

Quelques mois ont passé et la vie a continué. En raison des concerts que je donnais toujours, étant à l’époque en pleine carrière, j’allais souvent en Angleterre. Cela m’a permis, les mois qui ont suivi, de garder le contact avec cet ami irlandais que, je le dis tout de suite, j’ai choisi comme parrain lors de mon baptême qui devait avoir lieu plus tard. Il continua à prier pour moi. Il exerçait son charisme de guérison. Nous avions de longues conversations et, grâce à elles, je cheminais, vivais de plus en plus une relation étroite avec Jésus. Cependant quelque chose me manquait : j’avais vu Dieu à l’œuvre dans ma vie, j’avais expérimenté la puissance de Jésus, je savais qu’il était à l’œuvre mais j’étais pris du désir d’avoir une relation beaucoup plus personnelle et intime avec lui. En fait, je voulais qu’il règne dans mon cœur et dans ma vie. Je voulais Jésus absolument.

C’est dans ce désir que j’allai dans une abbaye en France[3] pour y prendre quelques jours de retraite avec la seule intention de prier tous les jours, d’être en silence, de supplier Jésus d’entrer dans ma vie. Au cours de cette retraite durant laquelle je n’ai pas participé aux offices, je gardai ce désir tandis qu’un combat spirituel se déroulait au niveau intellectuel. Sans cesse une sorte de voix un peu obsédante me disait : « Oui, mais peux-tu croire, avec toutes les découvertes scientifiques sur l’univers, l’évolution des êtres et des choses, toutes les découvertes en psychologie… ? » Beaucoup de réalités de la foi me paraissaient encore difficiles à comprendre et à accepter au plan intellectuel. Je me posais toutes sortes de questions. Dieu dans son humour et pendant que j’étais au monastère mettait toujours sous ma main la réponse à travers des revues. II se trouve que je tombais toujours sur la revue qui répondait à la question « du jour » que je me posais. C’était souvent de vieux « Fêtes et Saisons » datant de plusieurs années que l’on avait oublié de ranger. Une fois ma question était sur la présence réelle et je tombai sur le numéro qui me l’expliqua de façon très simple et très claire. Une autre fois c’était sur le sens des gestes et des rites. Pourquoi tous ces gestes de l’Eglise, pourquoi toutes ces processions, ces ornements ? Est-ce que Dieu en avait vraiment besoin ? Et de nouveau je tombai sur une revue qui m’en parla merveilleusement et m’expliqua le sens incarné de l’alliance de Dieu avec les hommes, de la nécessité que nous avions de répondre par nos gestes, par toute notre sensibilité, par tout ce qui fait partie du monde créé.

L’avant-dernier jour de cette retraite ─ j’ai réalisé par la suite que c’était le jour de l’Annonciation ─ j’entre dans la chapelle à la fin de la messe et je me mets au fond. C’est le chant final. Les moines sortent en procession et il règne une forte odeur d’encens. C’était magnifique. C’est à ce moment que la rencontre avec Jésus s’est faite. De façon extrêmement discrète, presque pauvre. Pas de grande révélation, pas de vision, une rencontre cœur à cœur. A ce moment précis, Jésus est entré dans ma vie. Je ne sais comment l’exprimer. Je sentais sa présence, je savais que c’était Lui et qu’il prenait place dans mon cœur. Il posait des fondations nouvelles. C’était Lui-même la fondation, c’était Son Cœur qui venait en moi. C’était très beau. C’était si beau que j’avais à la fois envie de fuir, de m’en aller de cette chapelle tandis qu’une très grande douceur me retenait.

J’ai été saisi d’un amour très profond pour Jésus et ai vraiment reçu la foi en plénitude. Elle ne m’a jamais quittée depuis. Bien sûr, j’ai connu des périodes difficiles dans mon cheminement mais jamais le moindre doute sur la présence de Jésus, sur sa Seigneurie et sur le fait qu’il avait pris place dans ma vie. C’est aussi à ce moment précis que ce qui restait encore au niveau inconscient de critique ou de scepticisme à l’égard de l’Eglise s’est complètement évaporé. Tout a disparu et j’ai alors été saisi d’un amour profond et total pour l’Eglise. Tous mes préjugés ont disparu et ont été remplacés par une sorte de compréhension de l’intérieur, d’intuition profonde de ce qu’est l’Eglise. J’aurais été incapable d’expliquer ce qu’elle enseignait. Je ne connaissais pas sa doctrine mais quelque chose en moi me disait : « C’est là qu’est la plénitude de la vérité, c’est là le lieu de la présence entière et totale de la miséricorde du Christ ». Je croyais. Cela peut paraître étonnant car, sans savoir ni connaître ce qu’elle enseignait vraiment, j’adhérais de tout cœur à son enseignement.

Ce jour là j’ai dit un « oui » sans réserve à l’Eglise, un « oui » plein d’amour mais aussi en toute lucidité et liberté. Je comprenais de l’intérieur, même si je ne pouvais pas encore le formuler, la place des prêtres, la dévotion à la Vierge Marie. J’étais pris d’une profonde affection pour le Pape, je comprenais très profondément sa place, je comprenais le sens de toute la hiérarchie dans l’Eglise comme une hiérarchie de service et d’amour donnée par le Christ. Je savais très bien qu’il y avait eu des moments sombres dans l’histoire même de l’Eglise mais je réalisais aussi que l’Eglise était sans cesse aimée et renouvelée comme Pierre… Pierre qui dans sa fougue voulait suivre Jésus avec tout l’élan de son cœur, qui chuta et le renia. Jésus ne lui a pourtant pas ôté la mission qu’il lui avait confiée : être la tête visible de l’Eglise, son roc. Ainsi je comprenais que Jésus, tout au long de l’Histoire, relevait, guérissait son Eglise et lui reposait toujours cette même question : « M’aimes-tu ? » en lui confiant sans cesse à nouveau sa mission de rédemption, d’évangélisation, la confirmant dans sa vocation d’être dépositaire des grâces de Dieu. J’ai quitté ce monastère débordant de joie, ayant rencontré Jésus personnellement, ayant maintenant une relation profonde avec Lui, ayant reçu de façon très intérieure ma première effusion de l’Esprit et ayant été saisi d’un grand amour pour l’Eglise.

Je suis alors rentré à Paris. Je vais au Sacré-Cœur de Montmartre pour y rencontrer un prêtre qu’on m’avait recommandé. Nous parlons et, très vite, il paraît clair que je suis prêt à recevoir le baptême. Lorsque je lui ai demandé : « N’est-ce pas trop tôt ? » I1 m’a répondu par cette phrase très belle que l’on trouve dans les Actes des Apôtres : « Peut-on refuser le baptême à quelqu’un qui vient de recevoir l’Esprit Saint ? » (Actes 10, 47). C’est vraiment ce que j’avais vécu par pure grâce durant ce séjour au monastère. Ce prêtre m’a donc préparé au baptême. Je rentre en catéchuménat à la fin de juin 1977, un an après le début de ma conversion. Ce catéchuménat a été une période très intense d’amour de Jésus mais aussi de combats et d’épreuves surtout extérieures. Je réalisais bien que l’ennemi se déchaînait mais, en même temps, je gardais une très grande paix. Je savais que je devais aller vers le sacrement du baptême.

Je le reçus entouré de frères et sœurs de groupes de prière du Renouveau, au Sacré-Cœur de Montmartre, fin 1977.

A ce sujet, laissez-moi vous confier une petite anecdote. En 1971, alors que j’étais très loin de Dieu, j’avais fait un disque à Londres : les vingt-quatre préludes de Debussy. Dans ces préludes se trouve une œuvre particulièrement connue qui s’intitule « La Cathédrale engloutie ». J’avais enregistré ce disque et, pour des raisons commerciales bien compréhensibles, les éditeurs voulaient qu’il sorte pour Noël 1971. J’étais d’accord mais, n’ayant pas le temps de m’occuper de la pochette, j’ai donc laissé aux éditeurs le soin de s’en charger, libres de faire ce qu’ils voulaient. Lorsque le disque est sorti, j’ai découvert cette pochette et, sur le moment, je n’ai vraiment pas été content. Comment était-elle ? Les éditeurs avaient voulu absolument illustrer cette œuvre « La Cathédrale engloutie » et avaient imaginé un trucage photographique de mauvais goût que je continue d’ailleurs à ne pas trouver très réussi : le Sacré-Cœur de Montmartre avec, en surimpression, une photo de la mer. On y voyait la Basilique du Sacré-Cœur en transparence dans la mer en même temps qu’elle semblait émerger hors de l’eau. Pourquoi n’étais-je pas très content ? D’abord parce que le Sacré-Cœur de Montmartre, esthétiquement parlant, n’est vraiment pas ce qu’il y a de plus beau. I1 y a des centaines de cathédrales en France qui sont bien plus belles. Je n’étais pas satisfait non plus de ce trucage photographique un peu facile. Et puis j’ai oublié cette pochette et les années ont passé.

Juste avant mon entrée en catéchuménat, je me suis trouvé avoir de nouveau ce disque en main.

J’allais l’offrir. Je regarde la pochette et là, je suis bouleversé. Je vois la Basilique du Sacré-Cœur où j’allais être baptisé dans quelques mois. Il y avait, bien sûr, mon nom sur la pochette, la mer et la Basilique qui émergeait hors de la mer. L’eau, symbole du baptême, et la Basilique du Sacré-Cœur, symbole de l’Eglise et d’une vie nouvelle, comme si le Seigneur avait voulu me dire à travers cette pochette : « Voilà ce que je t’ai préparé depuis de longues années alors que tu ne me connaissais pas. Déjà j’avais les yeux sur toi. Je savais qu’un jour il y aurait une vie nouvelle pour toi et que tu serais plongé dans ma mort et dans ma résurrection. » Je raconte ce petit fait pour montrer à quel point le Seigneur nous « guette », plein d’amour pour nous. I1 attend le moment favorable et, même lorsque nous sommes très loin de lui, garde les yeux fixés sur nous. Il nous guette pour se saisir de nous dès que notre cœur a un désir obscur ou ardent de se tourner vers lui.

Après mon baptême j’ai poursuivi mon cheminement dans des groupes de prière. Si j’ai eu en temps que musicien des joies parfois extraordinaires ─ c’est vrai que c’est un des métiers les plus beaux, un métier de création où l’on communique quelque chose de beau aux autres ─ j’ai compris que c’est à partir de mon baptême que j’ai commencé à vivre véritablement alors qu’auparavant je ne faisais que survivre. En regardant toutes ces années qui ont précédé ma conversion et mon baptême, je garde l’impression d’avoir été comme un insecte qui grappillait, à gauche et à droite, des petites ou mêmes des grandes joies mais qui ne savait pas exactement d’où il venait ni où il allait. Maintenant évidemment je le sais parfaitement. Cette certitude demeure. Même à travers des périodes de combats ou d’obscurité, il existe toujours ce fil conducteur qui n’est rien d’autre que l’amour de Dieu, le regard de Jésus sur l’ensemble de ma vie et sur l’ensemble de l’histoire de son Eglise, sur son peuple Israël aussi, dimension que j’ai découverte un peu plus tard.

Après mon baptême, j’ai continué à donner des concerts. Peu à peu une transformation s’est faite dans ma façon de faire de la musique. Je ne supportais plus de jouer des œuvres pour leur simple beauté. Je n’acceptais plus une recherche purement esthétique. J’avais rencontré la beauté incréée. La beauté créée, livrée à elle-même, me paraissait vaine. Ce n’est pas allé sans déchirements. Il y eut même une période de rejet et de dégoût mais j’étais obligé de continuer puisque j’avais des contrats et des concerts à assurer. Progressivement, dans chaque œuvre, j’ai commencé à chercher le visage de Jésus. Même pour des œuvres profanes j’ai cherché des références scripturaires, des éléments spirituels qui m’inspireraient pour jouer telle ou telle œuvre afin qu’elle soit de plus en plus habitée uniquement par la présence de Jésus, par la richesse de son mystère. Une transformation s’est ainsi opérée progressivement dans mon jeu et les différents publics qui m’ont entendu, alors qu’ils n’étaient pas du tout au courant de ce qui m’arrivait, ont du percevoir cette différence : une sorte de purification dans ma façon de jouer.

En 1979, après une messe où je vivais un grand « cœur à cœur » avec Jésus, dans une paix profonde et un grand amour, j’étais resté seul dans l’église. J’entends comme une sorte de locution intérieure, une voix qui me pose deux questions très distinctes et précises. La première question était : « Veux-tu m’aimer ? » Bien sûr j’ai répondu : « Oui ». Puis après un silence, une deuxième question : « Veux-tu m’aider à montrer aux autres comment je les aime ? ». J’ai alors compris immédiatement que j’étais appelé au sacerdoce. Et j’ai eu la grâce de répondre aussi «Oui». Après ce jour décisif, j’ai poursuivi encore les concerts. J’avais dit « Oui » au Seigneur mais je ne savais pas du tout, ni quand ni comment cela se ferait.

C’est fin 1979 que cet appel est devenu de plus en plus clair à travers des détails très précis, des coïncidences, des événements, des rencontres. A cette époque, j’ai rencontré des garçons qui vivaient en communauté. J’ai pu partager avec eux ce qui me semblait être l’appel de Dieu sur moi. Ils m’ont parlé de tous ces autres jeunes hommes qui, tout en appartenant à la Communauté de l’Emmanuel, se préparaient au sacerdoce tout en ayant la grâce de vivre cette préparation au sein d’une vie communautaire forte spirituellement. Ils vivaient cette formation non seulement entre eux mais aussi profondément en lien avec des laïcs et des familles, dans une vie spirituelle très équilibrée et équilibrante. C’est pour cette raison que je suis entré dans la Communauté de l’Emmanuel. Pour me former et pour vivre, durant ce temps de cheminement vers le sacerdoce, toutes les grâces de nouvelle Pentecôte dont l’Eglise vit en notre temps : les charismes, ces dons qui manifestent la miséricorde de Dieu. J’ai eu cette grâce vraiment immense de ne pas vivre mon cheminement dans un contexte trop aride, trop isolé ou coupé du monde mais de le vivre au sein de cette communauté. C’est là aussi que j’ai découvert la grâce du Cœur de Jésus, le Cœur du Grand Prêtre.

A partir du moment où j’ai commencé mes études de théologie, en 1981, j’ai radicalement arrêté ma carrière musicale. J’ai donné mon dernier concert tout à fait discrètement. Personne dans la salle ne le savait, sauf deux ou trois personnes. D’ailleurs cela ne se passa pas dans un cadre prestigieux. Aucun déchirement en moi mais au contraire une très grande joie et la certitude de répondre à l’appel à une vie nouvelle. La certitude aussi que tous ces talents que Dieu m’avait donnés n’étaient pas perdus mais transfigurés. A la fois dans ma manière de faire de la musique, de jouer pour Jésus mais aussi dans toute ma formation spirituelle et théologique. La découverte de la théologie, bien enseignée et bien comprise, m’a donné les mêmes joies qu’en musique, joies multipliées au centuple. De même l’étude de l’Ecriture, Parole de Dieu, avec son perpétuel rejaillissement, ses cohérences internes, la présence du Dieu Vivant qui y habite…

C’est ainsi que je me suis acheminé vers le sacerdoce et ai été ordonné prêtre en novembre 1986 dans la Basilique du Sacré-Cœur à Paray-le-Monial au cours d’une magnifique cérémonie, dans une joie surnaturelle et extraordinaire.

Cependant, je voudrais souligner quelque chose de très important et qui tiendra certainement une grande place dans mon ministère de prêtre : la redécouverte pour moi de ma propre identité de Juif, de Fils d’Israël. Avant ma conversion j’y étais très indifférent. Progressivement, deux à trois ans après mon baptême et à la lumière de ma foi, j’ai effectué une prise de conscience de mon appartenance au peuple d’Israël. Etre prêtre revêt pour moi une grande importance parce que, du côté de mon père, je fais partie de la branche des Cohen, la branche sacerdotale des fils d’Aaron. Chez mes ancêtres paternels il y a eu toute une lignée de rabbins et ensuite comme une cassure : plus de pratique religieuse pendant trois générations. Et maintenant, à nouveau le sacerdoce, dans la Nouvelle Alliance. Je ressens très fort le fait d’être prêtre, juif, faisant partie des « Cohen », dans ce temps très particulier que vit l’Eglise avec toute la prise de conscience post-conciliaire de l’importance et de la permanence de la vocation d’Israël et de ce qui nous enracine en Israël. Il me semble que Dieu m’a ainsi donné, par grâce, une place dans Son Cœur, dans le Cœur de l’Eglise mais aussi dans le Cœur d’Israël. Même si j’ai encore du mal à tout comprendre, j’y entrevois une dimension d’amour et de gratuité, comme une attente de la venue du Seigneur en gloire.

Voilà. J’ai essayé bien imparfaitement de vous raconter ma conversion. Si ce récit peut aider certains à vouloir eux aussi rencontrer Jésus, à prier, à rendre grâce, tel est mon témoignage personnel. J’en rends grâce à Jésus. J’en rends grâce aussi très particulièrement à Notre-Dame de Lourdes qui a été très présente à l’origine de ce processus de conversion. J’en rends grâce à tous les saints et les saintes de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance. J’en rends grâce très particulièrement à tous mes frères dans l’Eglise, tous mes frères du Renouveau, tous sans exception, de toutes les communautés que j’ai rencontrées et tous ceux qui, un jour ou l’autre, ont été icône de la sainteté et de la miséricorde de Jésus. Je souhaite vraiment à tous ceux qui liront ce témoignage une très grande joie, la joie de l’Epouse à la rencontre de l’Epoux. Amen.

Père Jean-Rodolphe Kars